5. Les variations de l'espace des jeux

Pour la société d'Ancien Régime comme pour tout autre société, le lieu du jeu et du sport est porteur de connotations sociales. Chercher à savoir si le jeu avait un lieu spécifique, c'est lui conférer une place éminente dans la société. Or, le Moyen Âge se caractérise par une grande variété de lieux du sport assez mal définis. Et il est difficile de faire la différence entre ce qui est spontané, «lieux accoutumes», et ce qui résulte d'une réglementation efficace.

Les lettres de rémission ont l'avantage de fournir les lieux naturels des jeux avant que les réglementations municipales, prêvotales ou royales ne viennent imposer une nouvelle répartition topographique.

Grâce à ces sources, on peut distinguer deux types de lieux des jeux sportifs :

  • Des lieux «naturels» qui ne sont pas circonscrits dans un espace précis : taverne, place, pré, champs...
  • Des lieux aménagés pour les besoins du sport : les salles du jeu de paume

On remarque que les caractéristiques internes des jeux et des gestes qu'ils impliquent peuvent imposent certains lieux.

Cf. Jean-Michel Mehl, Les jeux en Royaume de France : du XIIIe au début du XVe siècle, Paris, Fayard, 1990, pp. 245-264.

5.1 Les lieux «naturels» et «accoutumes»

Alors que les jeux de hasard peuvent se dérouler essentiellement n'importe où, les jeux sportifs se déroulent dans un lieu où leur pratique est rendue aisée.

5.1.1. Les jeux de lancer et jeux d'armes (tir à l'arc et à l'arbalète)

Ils ont pour point commun de se dérouler dans un vaste espace et ils nécessitent un minimum d'aménagements.

Pour les jeux de lancer (billes, boules et quilles) la taverne et ses alentours reste le lieu de prédilection : en effet les jeux de lancer ont des enjeux pécunières comme les jeux de hasard. L'histoire du jeu de bille est particulièrement significatif du rapport souvent étroit qui s'établit entre le lieu et le jeu : Les billes étaient sans doute à l'origine un jeu peu différencié du jeu de boules, mais qui s'est progressivement déplacé de l'extérieur vers l'intérieur au point de donner naissance à des lieux spécialisés pour l'accueillir. Ce déplacement s'est accompagné d'une miniaturisation du jeu qui a ainsi changé de nature. Comparativement le jeu de boule est plus spécifiquement un jeu d'extérieur.

L'anatomie des jeux d'armes (tir à l'arc et à l'arbalète) induit des espaces spécifiques : ils sont dangereux et se déroulent presque exclusivement «hors les murs» ou dans des places aux dimensions peu fréquentes dans les villes médiévales. Les dangers liés à l'arme n'explique pas tout et, si éloigne les jeux de tirs du domicile et de la ville, c'est aussi pour mieux les contrôler ; le peuple en arme ne rassure pas les autorités. Ce repérage des lieux de tirs montre à quel point ce jeu se différenciait des autres par son absence de spontanéité.


Le football, né des rivalités entre paroisses

5.1.2. Les jeux de barres et de la soule

Ces jeux se déroulent dans un espace très vaste.

Pour le jeu de barres, le lieu choisi est une prairie, un jardin ou, pour rendre le jeu plus «attrayant», une étendue marécageuse. Mais ce jeu pouvait aussi être organisé sur une place, devenant ainsi spectacle et attirant les gens de plusieurs villes.

Le jeu de la choule, qui réunit parfois plusieurs dizaines de participants, ne s'accomode pas d'espaces restraints. Ces caractéristiques suffisent à faire entrevoir un jeu minutieusement organisé, dans un lieu précis. Le toponyme de «chol» ne correspond pas à un ancien champs de choux, mais à un lieu où de tout temps on a joué au jeu de la choule. Les localisations montrent aussi que la hiérarchie ecclésiastique participait à l'organisation et à l'encadrement de nombreuses parties : la partie de soule se déroulait parfois sur la place de l'église. Enfin la soule se tient souvent à la limite de deux villages ; cette caractéritique tient à la nature du jeu.(Le football, né des rivalités entre paroisses)

5.2 Un cas particulier : le jeu de paume

La paume est le seul divertissement pour lequel le lieu impose des contraintes absolues.

Il faut distinguer toutefois :

  • La longue paume qui prend place à l'extérieur.
  • La courte paume qui se déroule dans une enceinte fermée, couverte ou non.

Et, pour cette dernière :

  • Le jeu organisé, accompli dans un endroit spécialisé à la fin du XVe, qui attire une clientèle aristocratique et bourgeoise.
  • Son imitation populaire, qui reste un amusement et qui a lieu dans des lieux divers.

La courte paume nécessite dans tous les cas la présence d'un mur ou d'une surface verticale où l'eteuf puisse rebondir.

5.2.1. Les lieux ouverts

Le jeu de paume prend donc place en divers endroits :

  • La place des tavernes. Il peut s'agir d'une cour, d'un terrain attenant ou même d'une pièce de cette taverne aménagée (à partir de la seconde moitié du XVe). Il est vraisemblable que le vocable moderne de «court», réimporté d'Angleterre vienne de là.
  • Une maison particulière : on utilise alors le toit comme plan de rebond.
  • Les places des villes sont des lieux recherchés, comme la place Saint-André-des-Arts.
  • Les anciens fossés des châteaux.
  • Á la place où se tient l'étuve, surtout au XVIe.

5.2.2. Les salles

Première période : le jeu dans les cloîtres

Les salles qui se multiplient au XVe et XVIe siècle présentaient une singulière ressemblance avec le cloître : présence d'une galerie sur deux ou trois côtés, d'un auvent, de pilliers de bois ou de maçonneries et d'«ouverts».

En effet La paume serait née à l'intérieur de la société ecclésiastique. Des témoignages parlaient d'un jeu de balle, autorisé pour les clercs, du moins ceux de la grande église. De fait, des moines et des chanoines jouaient dans les cloîtres et les laïcs parfois se mêlaient aux parties ! Le jeu par la suite se laïcisa, victime de son succès et de la réglementation ecclésiastique.

Mais la liaison entre le cloître et le jeu de paume resta permanente au XIVeet au XVe : les parties qui se déroulent devant une église ou contre le mur d'une église, et parfois dans une église (!) sont innombrables. Et le jeu, sorti du cloître, garda l'apparence de son lieu de naissance. Ce n'est pas un hasard si, Rabelais évoque, pour décrire l'abbaye de Thélème, la présence des «jeux de paume et de grosse balle»(Gargantua, XXX)

Deuxième période : les salles près des tavernes

Les nouvelles salles qui prennent le relais du cloître à la fin du Moyen Âge, se multiplient pour atteindre un nombre considérable à la fin du XVIe : environ 250 jeux de paume bien aménagés.

Les salles s'ouvraient dans des endroits bien déterminés :

  • Près d'une taverne. De là viendrait le nom de «tripot» , c'est-à-dire à l'origine l'endroit où se réunissaient les gens qui dansaient le tripudium. Le passage de la danse au jeude paume peut s'expliquer par la similitude des gestes. Petit à petit l'appellation s'est étendue à n'importe quele taverne, où l'on jouait à des jeux d'argent.
  • Dans les quartiers universitaires (le Ve et le VIe arrondissements à Paris) car le jeu de paume alliait des exigences physiques prononcées et des capacités intellectuelles minimales.
  • Mais, plus largement, on trouvait en province des jeux de paume dans tous les chateaux et dans les moindres bourgades.

En conclusion, on voit que peu à peu, les jeux se spécialisant, sont apparus des «terrains de jeux». Mais on peut avancer un autre facteur : la répression. Ainsi au début du XVIIIe siècle, le traité de la police de Nicolas Delamare précisait que :

«Le lieu est l'une des circonstances qui justifie les joueurs ou qui les rend condamnables, quoiqu'ils ne jouent qu'à des jeux permis.»

5.3 Réutilisations des amphithéâtres

Cf. P. Pinon, «Approche typologique des modes de réutilisation des amphithéâtres de la fin de l'Antiquité au XIXe siècle», Spectacula 1, Gladiateurs et amphithéâtres, Paris, Imago, 1990, pp. 103-113.

Le lieu de spectacle de l'Ancien Régime est un espace restraint : la place du village, la piste d'un tournoi, la salle de paume, à l'image de la société, parcellisée et divisée en de petites communautés.

L'amphithéâtre, devenu trop grand pour le spectacle du sport, qui n'a plus la même valeur que chez les Anciens, change de fonction : il est réutilisé au Moyen Âge à d'autres fins ou il est abandonné.

5.3.1. Les critères de réutilisations

La forme


Plan de Florence

La forme des amphithéâtres (fermée, massive, courbe) a joué un rôle déterminant dans leur réutilisation à partir de l'Antiquité tardive. Des témoignages montrent que des amphithéâtres, même ruinés, servirent encore au Moyen Âge de lieu de rassemblement ou de spectacle :

  • Ainsi, au XIIIe et au XIVe, l'amphithéâtre de Reims fut utilisé par les Archevêques pour des assemblées des bourgeois de la ville.
  • Á Bourges, au début du XVIe encore, des spectacles religieux étaient donnés dans la «fosse des arènes» devant 25 000 personnes.

La plupart d'entre eux servent de carrière ou sont abandonnés. Mais dans la plupart des cas ils ont été bien conservés : car, comme les théâtres et les thermes, il est difficile d'enlever des matériaux. En revanche, les colonnes des temples et des portiques sont facilement démontables et réutilisables.

La situation

La situation est aussi un critère important dont dépendent les réutilisations.

La majorité des amphithéâtres situés sur la frange de la ville du Haut Empire, se retrouvent en rase campagne au Moyen Âge et sont souvent utilisés comme carrière : Sens, Limoges. toutefois il ne faut pas généraliser.

Mais le cas des amphithéâtres restés proche des enceintes est troublant. L'amphithéâtre est alors susceptible de devenir un bastion : Rouen, Bourges, Lucques. On réemploie des matériaux pour le rendre plus inoffensif.

Suivant ces deux paramètres on peut observer trois types de réutilisations : en édifice religieux, en fortifications, en lieu d'habitation.


ruines de l'amphithéâtres de Bordeaux

5.3.2. Réappropriation des amphithéâtres

Réutilisation religieuse

Le cas d'édification d'un édifice religieux dans l'amphithéatre est très fréquent (28 cas sur 46 amphithéâtres étudiés par P. Pinon). On trouve majoriyairement des églises et des chapelles et même quelques couvents ou abbayes.

Cette présence religieuse n'implique pas toujours une volonté de récupération symbolique car on construisait tellement d'édifices religieux au Moyen Âge qu'il est bien naturel qu'on en retrouve dans certains amphithéâtres.

Toutefois les noms et l'histoire des lieux montrent la plupart du temps une volonté explicite de réappropriation. Personne n'ignorait l'ancienne fonction du lieu, comme l'attestent les toponymes : Saint-Jacques-des-Arènes à Besançon, Santa Maria de Arena à Padoue, S. Nicolo in Cryptis à Todi...

L'amphithéâtre, qui restait pour les fidèles le lieu des supplices, était souvent converti en lieu de culte des martyrs : ainsi, dans l'amphithéâtre de Nîmes on éleva une chapelle à Saint-Genest-Martyr et on voulut implanter un «tempio del Martiri» dans l'arène du Colisée de Rome.


Gravure de Pytret montrant l'implantation hypothétique des vestiges de l'amphithéâtre d'Arles, des habitations et fortifications implantées dans le monument.

Réutilisation militaire

La réappropriation militaire ne doit rien au hasard. La courbe extérieure sans angle mort est facilement défendable et la concavité interne permet de recueillir ce qui est à protéger. Il suffit de fermer les arcades avec des murs et d'élever des tours au sommet des gradins pour avoir une forteresse à peu de frais :

Soit l'amphithéâtre est intégré aux remparts : Périgueux, Tours, Amiens, Rimini, Lucques, Parme, Spolète...

Soit il est transformé en forteresse isolé : à Rome, chaque ruine est tranformée à l'époque médiévale en «maison forte» par les grandes familles aristocratiques.

Les théâtres (théâtre de Pompée), les mausolées (d'Auguste, d'Hadrien) et les arcs de triomphe (Orange) furent utilisés de la même façon.


Vue des "Arènes de Nîmes", dessin au crayon dans un manuscrit de Dubuisson-Aubenay (XVIIe siècle)

Les amphithéâtres-villes

La réappropriation la plus répandue est celle pour l'habitation. Le phénomène est général pour tout le monde post-antique de l'Orient byzantin ou arabe à l'Occident germanique et pour la plupart des monuments. Ce phénomène marque un changement d'échelle significatif du public au privé.

Parmi les cas les plus caractéristique, on peut citer ceux de Nîmes et d'Arles, où l'amphithéâtre devient un véritable quartier, avec ses paroisses, sa place, les maisons s'étageant sur les gradins ou dans les arcades extérieures.

L'amphithéâtre, le monument le plus caractéristique de l'antiquité romaine, a ainsi survécu jusqu'aujourd'hui. L'étude de P. Pinon (op. cit.) montre que les conditions particulières à chacun d'entre eux et les grandes évolutions historiques ont joué un rôle plus important que les appartenances géographiques. On peut faire ainsi de curieux rapprochements entre des amphithéâtres situés dans des régions différentes : entre les arènes de Nîmes et celles de Rimini, celles de Bordeaux et de Sens.

Ainsi la période qui va du XIe au XVIIIe siècle n' a pas connu le vide sportif que beaucoup on crut y voir, hormis peut-être le XVIIe. Pierre de Coubertin lui-même en était persuadé :

«Le Moyen Âge connut un esprit sportif qui garde une intensité et une fraîcheur supérieures probablement à ce que l'Antiquité grecque a connu.» (Pédagogie sportive)


Pour cette étude, les études et colloques suivants nous ont apporté les informations essentielles :

  • Jeux, sports et divertissements au Moyen âge et à l'âge classique, actes du 116e congrès national des sociétés savantes, 1991, section d'histoire médiévale et de philologie, Chambéry, éditions du CTHS, 1993.
  • Mehl Jean-Michel, Les jeux en Royaume de France : du XIIIe au début du XVe siècle, Paris, Fayard, 1990.
  • Thomas Raymond, L'histoire du sport, Paris, PUF, 1999, pp. 42-57.

Pour davantage de renseignements, on consultera avec profit :

Les ouvrages collectifs

  • Des Jeux et des sports, actes présentés par A. Wahl, Metz, 1986.
  • Le jeu au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1976.
  • Les jeux à la Renaissance, études réunies par Philippe Ariès et J.-C. Margolin, Paris, 1982.

Et les études :

  • Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Paris, 1958.
  • Duby Georges, Guillaume le Maréchal
  • Duby Georges, «Les tournois, matchs du Moyen Âge», Historia, n°457, janvier 1985, p. 39-47.
  • Huizinga J., Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. fr. Paris, 1951.
  • Jusserand J.-J., Les sports et jeux d'exercices dans l'ancienne France, Genève, Champion-Slatkine, 1986.
  • Le Floc'hmoan J., La genèse des sports, Paris, Payot, 1962.
  • Pociello C., «Quelques indications sur les déterminants historiques de la naissance des sports en Angleterre (1780 -- 1880)», dans Sport et Société. Approche socio-culturelle des pratiques, Paris, 1987.

Les auteurs classiques :

  • Mercurialis, De arte gymnastica.
  • Montaigne, Essais.
  • Rabelais, Gargantua, Pantagruel.
  • Rousseau, L'Émile.

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